Une association centenaire, mais encore jeune

Sep 23, 2013 | Archives des nouvelles, Faits saillants

Fondée à Boston en 1912, lors d’une réunion de sociétés savantes américaines, l’Association visait à encourager l’étude « des problèmes gouvernementaux, économiques et sociaux » dans une perspective canadienne, et elle comptait dans ses rangs des spécialistes des différentes disciplines des sciences sociales. Le premier président de l’association était d’ailleurs un économiste, Adam Shortt de l’Université Queen’s, l’un des pionniers de sa discipline au Canada.

Ce lien à la science économique durera remarquablement longtemps, reflétant l’importance de la tradition canadienne d’économie politique, mais aussi la relative faiblesse de la science politique au pays. À l’Université de Toronto, par exemple, où se retrouvaient le plus grand nombre de politologues au pays, ceux-ci cohabitaient avec les économistes dans un même département d’économie politique. La même chose était vraie à l’Université McGill, où le département d’économie et de science politique comptait notamment sur Stephen Leacock, humoriste et essayiste internationalement reconnu mais également auteur du premier manuel de science politique publié au Canada, Elements of Political Science (1906). Jusqu’en 1950, il n’y avait tout de même pas plus de trente politologues dans l’ensemble des universités canadiennes. La discipline commençait néanmoins à émerger, avec la publication d’ouvrages marquants, notamment ceux de R. McGregor Dawson, J. A. Corry et A. Brady.

La cohabitation avec la science économique s’étend des origines en 1912 à 1967. En fait, pendant les premières années, marquées notamment par la Première guerre mondiale, la jeune association est surtout virtuelle. Entre 1914 et 1929 et de 1930 à 1934, elle n’a même pas de président, et n’est guère active. Mais l’association se professionnalise et s’institutionnalise à partir de 1935, en entreprenant en particulier la publication de sa propre revue, la Revue canadienne d’économique et de science politique, qui diffusera au fil des années plusieurs analyses marquantes de la société canadienne, par des auteurs comme Léon Dion, Gad Horowitz, Pauline Jewett, John Porter, Donald Rowat ou Pierre Elliott Trudeau. Au Canada, notait le président de l’association dans le premier numéro de la revue, la collaboration entre économistes et politologues tombe sous le sens, puisque notre constitution fédérale fini par faire de tous les problèmes économiques des enjeux politiques. On reconnaissait déjà là une préoccupation qui ne cessera d’habiter la science politique canadienne !

En 1967, les deux disciplines se séparent, pour former deux associations distinctes, chacune avec sa revue. Cette évolution était à peu près inévitable puisque, avec l’expansion rapide du réseau universitaire canadien dans les années soixante, le nombre de chercheurs en sciences sociales explose. La science politique se transforme aussi rapidement, avec la montée du courant behavioriste aux États-Unis. Au Canada, cette « révolution » dans la discipline a d’autant plus d’impact qu’une proportion importante des nouveaux professeurs recrutés par les universités provient des États-Unis. De vifs débats opposent alors les politologues, à propos des théories et de la méthodologie, mais aussi du statut d’une science politique nationale, propre au Canada.

Au Québec, les sciences sociales connaissent également un essor rapide, lui aussi façonné par le contexte politique national. Presque inexistante jusque là, la science politique se développe dans les années 1950, avec la création de départements à l’Université Laval en 1954 et à l’Université de Montréal en 1958. Plus proche de la tradition européenne, d’où plusieurs des nouveaux professeurs tirent leur formation, la science politique québécoise aura ses propres débats, et fera beaucoup de place à la question nationale, au cœur du conflit politique pendant toute la période.

Un peu comme le font les citoyens de la province dans l’espace fédéral canadien, les politologues québécois prendront graduellement leur place dans les institutions canadiennes communes, en l’occurrence l’Association canadienne de science politique, et développeront en même temps leurs propres institutions nationales, avec la création en 1978 de la Société québécoise de science politique et d’une revue, maintenant intitulée Politique et sociétés.

Le premier francophone élu président de l’Association canadienne de science politique est Georges-Henri Lévesque en 1951, sociologue et fondateur de l’École des sciences sociales de l’Université Laval. Il sera suivi en 1964 par Jean-Charles Falardeau, également un sociologue de l’Université Laval, puis en 1972 par Jean Laponce, politologue à l’Université de Colombie-Britannique.

Dans les années 1970 et 1980, les femmes prennent aussi graduellement leur propre place dans la science politique canadienne, et elles contribuent à en renouveler les thématiques, les théories et les approches. En 1959, Mabel Timlin, économiste de l’Université de la Saskatchewan avait été la première présidente de l’Association canadienne de science politique. Mais la seconde, et la première politologue, ne viendra qu’en 1983 avec l’élection de Caroline Andrew de l’Université d’Ottawa. À partir de cette époque, l’Association dans son ensemble change, pour devenir de plus en plus représentative des différentes composantes de la société canadienne. En 2012, l’Association comptait encore 436 femmes contre 855 hommes parmi ses membres, pour un total de 1291. Graduellement, la discipline et l’Association s’ouvrent également à d’autres dimensions de la diversité canadienne. En 1986, O. P. Dwivedi, né en Inde, est le premier président de l’Association dont les origines ne sont ni nord-américaines, ni européennes. En 1992, V. Seymour Wilson est le premier noir à la tête de l’Association. Une génération montante de politologues autochtones, comme Gerald Taiaiake Alfred à l’Université de Victoria et Kiera Ladner à l’Université du Manitoba, pose également un regard nouveau, et souvent décapant, sur la vie politique canadienne. Vieille de presque cent ans, l’Association canadienne de science politique apparaît donc toujours comme une jeune association en transformation.

Représentative de la discipline, l’Association regroupe des chercheurs de tous les champs de la science politique contemporaine, qui s’inscrivent dans une pluralité de courants théoriques et de pratiques méthodologiques. Mais l’étude de la politique canadienne y occupe bien entendu une place de choix. Les domaines où les chercheurs canadiens rayonnent le plus à l’échelle internationale sont d’ailleurs ceux où la trajectoire politique et sociale du pays nourrit une réflexion particulièrement riche. Il en va ainsi, par exemple, de l’étude du fédéralisme et des sociétés multinationales, ou de celle des politiques identitaires et du multiculturalisme.

Interpellés par les enjeux propres à la vie politique de leur pays, les politologues canadiens oscillent naturellement entre le désir d’être pertinent et socialement utile dans l’immédiat, quitte à débattre principalement entre eux, et la volonté concomitante d’inscrire leurs travaux à l’intérieur des grands courants internationaux, au prix possiblement d’une certaine perte de contact avec les enjeux plus rapprochés. Un livre paru en 2008 et intitulé The Comparative Turn in Canadian Political Science plaidait résolument en faveur de la seconde option, en insistant sur l’importance pour les chercheurs canadiens de contribuer aux grands réseaux de la science politique mondiale. Mais la contribution des chercheurs canadiens est peut-être justement d’autant plus riche et porteuse qu’elle se nourrit des débats propres à une société multinationale, toujours tiraillée par la coexistence d’identités multiples. Il n’est peut-être pas nécessaire de choisir entre la pertinence nationale et la portée internationale.

Alain Noël
Président (2013-2014)
Association canadienne de science politique